Tribune/Taxe sur le mobile money au Sénégal : Un pari fiscal à l’épreuve de l’inclusion financière

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Charles Agbo, journaliste et expert des questions économiques, apporte un regard clair, analytique et accessible sur l'actualité financière et les grandes tendances du marché

Le Sénégal cherche des marges de manœuvre budgétaires. Avec une dette publique qui dépasse les 100 % du PIB et un déficit important, le gouvernement a lancé un Plan de redressement économique et social 2025-2028 reposant en partie sur une hausse des recettes intérieures. Dans ce cadre, une nouvelle taxe sur les transactions numériques – en particulier le mobile money – est envisagée : un prélèvement de 0,5 % sur les transferts, assorti d'un plafonnement par opération.

Sur le papier, l'assiette semble prometteuse : le mobile money a traité environ 15 300 milliards de F CFA de transactions en 2025, avec une très large majorité des adultes disposant aujourd'hui d'un portefeuille électronique, contre moins de 30 % de bancarisation au sens strict. Mais derrière cette manne apparente, de nombreux acteurs – fintechs, associations de consommateurs, économistes – montent au créneau : taxer le mobile money, c'est toucher le cœur de l'inclusion financière.

Le mobile money, colonne vertébrale de l'inclusion financière

En une dizaine d'années, le mobile money est passé du statut d'innovation de niche à celui d'infrastructure essentielle. Pour une large partie de la population, le portefeuille mobile est devenu la véritable " banque du quotidien " : on y envoie et reçoit des transferts familiaux, on y paie les factures d'électricité, d'eau ou de télécommunications, on y règle les achats chez les petits commerçants, on y constitue une épargne de précaution et on y soutient l'activité des micro-entrepreneurs et des vendeurs informels. Le mobile money joue ainsi un rôle central de passerelle entre l'informel et le formel : il sécurise les flux, les rend traçables et permet à l'État comme aux institutions financières de mieux comprendre et capter l'activité économique. Des travaux récents de la GSMA suggèrent que, dans des économies largement digitalisées comme le Sénégal, la diffusion du mobile money peut accroître le niveau du PIB de plus de 8 % par rapport à un scénario sans services financiers numériques.

La principale critique adressée à la réforme tient au fait que la taxe ne fait aucune distinction selon le profil des usagers ni selon la nature des opérations : elle s'applique de la même manière à un transfert de 20 000 F CFA qu'à une transaction de plusieurs centaines de milliers, qu'il s'agisse d'un salarié urbain aisé ou d'une commerçante opérant au jour le jour. Or le mobile money est utilisé avant tout pour des transactions du quotidien – achats alimentaires, règlements fournisseurs, paiement de factures, soutien familial. Un taux de 0,5 % peut sembler modeste, mais appliqué plusieurs fois par semaine ou par mois, il devient une charge réelle pour les ménages à faible revenu et à revenu intermédiaire. En pratique, la taxe risque d'entamer le pouvoir d'achat des foyers les plus vulnérables et de pénaliser les femmes micro-entrepreneures et les commerçants informels, qui structurent une part majeure de la vie économique urbaine et rurale. Comme le rappellent les associations de consommateurs, cette fiscalité ne cible pas la richesse produite, mais le simple mouvement de l'argent.

Un précédent africain qui fait figure d'avertissement

​​Les expériences récentes de plusieurs pays africains offrent un retour d'expérience éclairant. En Ouganda, la taxe introduite en 2018 sur les transactions de mobile money a provoqué une chute immédiate des volumes, au point de contraindre les autorités à revoir le dispositif et à le recentrer sur certains retraits. En Tanzanie, des hausses de prélèvements sur les paiements mobiles ont été partiellement annulées après une baisse de l'usage et une vive contestation. Au Ghana, la taxe dite " E-Levy " sur les transactions électroniques a généré des recettes bien inférieures aux prévisions initiales tout en décourageant l'adoption des paiements digitaux. Au Cameroun enfin, le prélèvement de 0,2 % sur les transferts et retraits a suscité l'inquiétude des acteurs et une contraction des volumes. Dans tous ces cas, le mécanisme observé est similaire : l'augmentation du coût par transaction entraîne une réduction de l'usage des canaux numériques, un retour progressif vers le cash — moins traçable et moins pratique — et, in fine, des recettes effectivement encaissées inférieures aux projections initiales.

Pour le Sénégal, où les pouvoirs publics misent sur environ 220 milliards de F CFA de recettes cumulées sur trois ans, le risque est que l'attrait budgétaire de court terme se transforme en déception fiscale à moyen terme, avec une assiette qui se contracte à mesure que les citoyens se détournent des rails digitaux. La question devient alors stratégique. D'un côté, l'État cherche légitimement à assainir ses finances publiques et à réduire sa dépendance à la dette et aux marchés régionaux. De l'autre, il a construit depuis une décennie un récit d'émergence numérique, d'inclusion financière et d'ambition de propulser Dakar comme un hub fintech régional. En taxant l'infrastructure même de l'inclusion plutôt que les revenus qu'elle génère, la réforme risque d'envoyer un signal brouillé aux investisseurs et aux partenaires internationaux : l'outil qui a permis de bancariser de facto des millions de personnes risquerait d'être appréhendé avant tout sous l'angle du rendement fiscal, plutôt que comme un levier stratégique de modernisation, tandis que la cohérence entre politique fiscale, politique numérique et objectifs de Vision 2050 se trouverait mise à l'épreuve.

Des alternatives fiscales existent

Plutôt que de s'attaquer directement aux usages, les opérateurs de mobile money, les associations professionnelles du secteur et certains économistes plaident pour une approche fiscale qui préserverait la dynamique d'inclusion. L'accélération de la digitalisation des paiements publics – impôts, taxes, factures de services publics – constitue un levier encore sous-exploité. En réduisant les fuites, en améliorant la traçabilité et en élargissant la base des contribuables, elle peut générer des gains budgétaires bien plus structurels qu'une taxe sur les transactions du quotidien.

D'autres leviers existent également du côté de la fiscalisation progressive de secteurs encore peu contributifs et de l'amélioration du recouvrement, des pistes qui permettent de renforcer les recettes sans freiner l'adoption des outils digitaux.

L'enjeu, pour l'État, ne serait donc pas seulement de lever des recettes, mais de le faire sans fragiliser l'outil même qui a permis, jusqu'ici, d'élargir la base fiscale et de structurer durablement l'économie numérique du pays.

La Rédaction

Publié le 05/12/25 18:00

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