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En Côte d'Ivoire, l'année 2024 démarre avec ce qu'il convient d'appeler ‘'l'affaire du Rapport de la cour des comptes''. L'instance de contrôle de la gestion des finances publiques y a en effet fait ressortir des insuffisances, et donne de voir même ce qu'il qualifierait en première lecture d'irrégularités. Devant une matière, les finances publiques, en réalité très techniques, Sika Finance a pris l'option de mener des investigations et de consulter diverses sources afin de faire une analyse plus poussée du rapport pour permettre à ses lecteurs de mieux le saisir.
Dans le cadre de nos investigations, nous avons rencontré des praticiens des finances publiques, des acteurs du marché financier ainsi que des auditeurs et des juristes afin d'affiner notre analyse de ce rapport. Quatre points ont retenu notre attention : les redevances sur les passeports, les commissions sur les emprunts publics, le dépassement budgétaire et les ‘'restes à recouvrer''.
Polémique SNEDAI/ONECI
L'une des préoccupations soulevées par la cour et qui a le plus suscité, à raison d'ailleurs, l'émoi dans la sphère publique, est la répartition des frais de passeport et de confection de la carte nationale d'identité dont les concessions respectives ont été confiées à SNEDAI et à l'ONECI dans le cadre de conventions avec l'Etat ivoirien.
De fait, le rapport avait retracé un montant de 878 713 FCFA concernant les droits perçus sur les cartes et passeports en 2022. Un niveau largement insuffisant au regard des dizaines de milliers de documents (cartes nationales d'identité (CNI), cartes de séjour, passeports) produits chaque année. Ce d'autant que, concernant la convention avec SNEDAI, cette dernière a l'obligation de reverser 15 000 FCFA à l'Etat sur les frais de confection de chaque passeport, conformément à la convention liant les deux parties.
L'explication fournie selon le rapport est que ce montant représente " des recouvrements résiduels effectués par certains comptables correspondant aux paiements effectués à l'arrivée à l'aéroport " pour des frais de visa d'une part, et que d'autre part, " les montants recouvrés au titre des cartes de séjour ou de résidence, des cartes nationales d'identité et des passeports ne sont pas en comptabilité de l'Etat ".
Selon nos recherches, dans la pratique, les recettes mobilisées dans le cadre de la réalisation de documents administratifs, en particuliers les conventions liant l'Etat à SNEDAI et l'ONECI distinctement, relèvent de la direction des impôts qui les considèrent alors comme des taxes (en vertu de l'article 902 du code des impôts). Et les recouvrements perçus n'apparaissent dans les livres du fisc que sous le chapitre de ‘'Droits de timbres''. Lequel chapitre (qui regroupe l'ensemble des taxes sur les documents administratifs) a permis de récolter 136,3 milliards FCFA en 2022 (contre une prévision de 128,7 milliards FCFA) d'après la Cour des comptes.
Il ressort que c'est la direction des impôts qui est en première ligne dans le recouvrement des taxes et qui, de ce fait, pouvait apporter des réponses précises à la cour sur le circuit emprunté par ces fonds pour alimenter le budget. Toutefois, nos investigations ne nous ont pas permis d'obtenir des éléments factuels sur les transactions entre SNEDAI et le fisc ivoirien.
Dans le cas précis de l'ONECI, une information de cette administration dédiée à la confection des pièces d'identité apporte des détails. Les CNI coûtent 5 000 FCFA. Sur ce montant, 4 000 FCFA reviennent à Semlex, l'opérateur en charge de la confection des cartes, le reste revenant au fonctionnement de l'ONECI. Une dernière part qui ne couvre pas ses charges au point où l'Etat lui accorde une subvention pour lui permettre de mener à bien ses missions ".
Les frais de commission des emprunts passés du simple au double
Le niveau des charges relatives aux frais de commission sur les opérations d'emprunt de l'Etat a été pointé du doigt par la cour des comptes. En 2022, l'Etat aura supporté un peu plus de 82,8 milliards FCFA de frais de commission pour ses emprunts contre une projection initiale de 40,1 milliards FCFA.
Ce chapitre qui a plus que doublé a fait déraper les charges financières de la dette intérieure qui ont augmenté de 52 milliards FCFA comparé aux prévisions. Un tableau qui étale les limites du pays en matière d'endettement. Au niveau du ministère, il a été mis en avant le niveau important de la dette mobilisée sur l'année.
" Dans sa politique d'endettement, la Côte d'Ivoire a régulièrement recours au marché international de la dette qui permet de lever des montants plus importants à des coûts relativement plus accessibles " souligne l'une de nos sources. Sauf que, " depuis 2020 avec les crises de la Covid-19 et en Ukraine, l'on enregistre un renchérissement des coûts d'emprunt sur ce marché international ". Conséquence, l'Etat ivoirien qui porte d'importants projets d'investissements, n'a d'autre choix que le marché régional.
" Sur le marché régional, il y a le marché des titres publics qui permet de mobiliser des fonds par adjudication avec des coûts de commissions inférieurs aux emprunts par syndication, où il faut démarcher les établissements bancaires pour lever de la liquidité et avec comme contrepartie des commissions plus élevés ". Le fait d'alterner les deux méthodes s'expliquent, selon les spécialistes interrogés, par la nécessité de répondre aux exigences de diversification de portefeuille des établissements bancaires en matière de produits financiers. Un choix qui s'imposait au regard du volume largement dépassé de la dette à lever. En effet, d'une prévision initiale de 2 215 milliards FCFA début 2022, le niveau de l'emprunt a été révisé à 2 832,5 milliards FCFA avant de s'établir au final à un peu plus de 3 300 milliards FCFA. Un écart important de plus de 1 000 milliards FCFA qui, à priori, aura nécessité un recours régulier aux emprunts par syndication.
Cette évolution haussière peut être analysée en partie comme la contrepartie des taxes auxquelles l'Etat avait dû renoncer en 2022 pour contenir par exemple la hausse des coûts du carburant qui aura couté un peu plus de 700 milliards FCFA sur l'année.
34 milliards FCFA de projets sur dons non exécutés
Le rapport fait également mention de 34,2 milliards FCFA de dons destinés à financer des projets pour le compte de différents départements ministériels et pour lesquels aucune exécution n'a été actée, comptablement, au terme de l'année. On peut notamment citer le Projet de promotion d'une cacao culture sans déforestation d'un coût de 826,6 millions FCFA ou encore le Programme de coopération Côte d'Ivoire - UNICEF pour la protection des enfants et adolescents chiffré à 583,6 millions FCFA.
D'après nos investigations, il s'agit de cas fréquents imputables la plupart du temps à l'absence de pièces comptables justificatives.
En effet, annoncé par le bailleur, le don est régulièrement inscrit au budget. Toutefois, ce dernier peut faire le choix de financer directement son projet, sans que le montant indiqué au budget transite par le circuit de la dépense publique. Dans ces conditions, ce sont bien les pièces comptables mises à disposition par le bailleur ou ses mandants qui peuvent attester formellement de l'exécution des projets et donc leur inscription dans les livres. " Sans les pièces disponibles dans les délais, selon nos interlocuteurs, les projets sont considérés comme non exécutés, sans pour autant que les budgets aient été alloués ou effectivement disponibles dans les caisses publiques ".
Cette situation relevée par la Cour des comptes vient souligner une autre insuffisance dans l'exécution des finances publiques qui appelle à la mise en place de mécanismes de suivi de l'exécution effective de ce type de projets et de leur régularisation dans les délais.
Dépassements budgétaires
La limitation des dépassements budgétaires de 1% est une directive de l'UEMOA suscitée par les institutions de Bretton Woods. Intégrée aux textes communautaires depuis 2014, sa mise en œuvre dans la pratique reste toute problématique et n'est quasiment pas appliquée par les Etats. En effet, dans une région où les budgets s'appuient sur les prévisions de recettes alimentées essentiellement par une ou deux matières premières, il n'est pas évident de faire des projections avec beaucoup de précision.
Les données consultées par Sika Finance ont montré qu'en moyenne, la Côte d'Ivoire a enregistré des dépassements budgétaires de l'ordre de 5% sur ces 10 dernières années au moins. Ce fut particulièrement le cas lors de la crise de la Covid-19 en 2020 qui survient bien après l'adoption du budget. Face à de nouvelles dépenses sanitaires et sociales non budgétisées ou encore face à un secteur privé en difficulté, il avait bien fallu engager des dépenses qui ont mécaniquement alourdi le déficit budgétaire. Il en est de même lorsque survient la crise en Ukraine en 2022 et que les cours du pétrole et des céréales flambent sur le marché international, nécessitant des interventions d'urgence de l'Etat via des subventions.
Depuis 2012, la Côte d'Ivoire qui a fait le choix d'investissement massifs dans les infrastructures afin de soutenir son développement, enregistre ainsi des dépassements budgétaires récurrents ces dernières années. D'après nos informations, le gouvernement a sur sa table un projet de loi visant à lever la contrainte du dépassement budgétaire afin de lui donner les coudées franches pour faire des ajustements chaque fois que la situation du pays l'exigera.
Il importe cependant de noter que les déficits budgétaires ont pour revers la hausse de la dette, qui, même si elle est officiellement à un niveau modéré relativement au PIB (environ 52% du PIB), a connu une forte progression sur la dernière décennie. Il y a donc des raisons de craindre que la dette continue de croître alors que la limitation des déficits budgétaire est justement sensé contenir cette évolution.
217 milliards FCFA à recouvrer depuis au moins 2020
Toujours selon le rapport de la Cour des Comptes, il existe des ‘'reste à recouvrer'' de 151 milliards FCFA au niveau du fisc et de 60,2 milliards FCFA au niveau du trésor qui ne l'ont pas été depuis 2020 et qui sont reconduits chaque année. Il est avéré qu'il s'agit de sommes datant d'avant 2012 et pour lesquelles il y a bien de difficultés à recouvrer.
Dans les faits, l'Etat, contrairement aux établissements bancaires par exemple, n'a pas de mécanisme d'apurement pour les ressources devenues irrécupérables, de sorte que ce sont des chiffres qui sont reproduits à l'identique chaque année. L'on peut avoir en effet des entreprises qui ont fermé entretemps, et même des sociétés publiques en difficulté qui bénéficient de subventions de l'Etat et pour lesquelles il n'est pas possible de faire des recouvrements.
Il est ici de la responsabilité du gouvernement de se donner les moyens d'adresser efficacement cette problématique, en se dotant à la fois d'outils d'apurement en vue d'assainir ses comptes, mais aussi de mécanismes de recouvrement efficaces concernant les passifs.
Pour nos sources qui saluent le travail de la Cour des comptes qui joue pleinement " son rôle de gardien des finances publiques " et contribue grandement à la transparence et à la bonne gouvernance des affaires publiques, " les recommandations sont pertinentes et permettent aux gestionnaires publics de suivre une ligne directrice, d'avoir une boussole qui guide leurs interventions ".
Jean Mermoz Konandi
Publié le 12/01/24 17:00
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