Impôt sur la fortune : Enjeux théoriques, expériences internationales

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E. Saidane E. Saidane
02/11/2025 09:18:20
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Excellent article. Je l'ai lu avec beaucoup d’intérêt. Merci Si Anis.
  
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E. Saidane E. Saidane
02/11/2025 09:18:20
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Par Anis WAHABI

Expert comptable et docteur en sciences de gestion

 

Dans un contexte mondial marqué par une concentration croissante des patrimoines, la question de l'imposition de la richesse accumulée refait surface avec une acuité particulière. Les travaux de Thomas Piketty sur le capital au XXIe siècle ont révélé que dans de nombreuses économies développées, le rendement du capital excède structurellement la croissance économique, engendrant une dynamique d'accumulation patrimoniale qui creuse les inégalités.

Face à ce constat, l'impôt sur la fortune apparaît comme un instrument fiscal potentiellement puissant, capable de corriger ces déséquilibres tout en mobilisant des ressources pour les finances publiques.

Pourtant, cet outil demeure controversé. Si certains économistes y voient un impératif de justice fiscale, d'autres pointent ses effets pervers sur l'investissement et la compétitivité. Plus révélateur encore, le mouvement d'abandon de cet impôt par de nombreux pays européens depuis les années 1990 interroge sur sa viabilité pratique. Cette trajectoire paradoxale – pertinence théorique croissante d'un côté, abandon progressif de l'autre – mérite une analyse approfondie.

Cet article se propose d'examiner l'impôt sur la fortune sous ses multiples dimensions : ses fondements conceptuels, ses avantages et limites, les leçons tirées des expériences internationales, et enfin, son éventuelle pertinence pour un pays émergent comme la Tunisie, confronté à des défis fiscaux et sociaux spécifiques.

Fondements théoriques et définition de l'impôt sur la fortune

L'impôt sur la fortune constitue un prélèvement fiscal direct qui s'applique au patrimoine net d'un contribuable, c'est-à-dire à l'ensemble de ses actifs (biens immobiliers, portefeuilles financiers, œuvres d'art, bijoux, véhicules de luxe) après déduction de ses dettes. Il se distingue fondamentalement de l'impôt sur le revenu qui taxe les flux annuels, des droits de succession qui s'appliquent lors de la transmission du patrimoine, et de la taxe foncière qui ne vise qu'une catégorie spécifique d'actifs.

Sur le plan économique, l'impôt sur la fortune trouve sa justification dans plusieurs théories. La théorie de la capacité contributive, développée par les économistes classiques, postule que la richesse accumulée constitue un indicateur de capacité à contribuer aux charges publiques, parfois plus fiable que le revenu déclaré. Le patrimoine offre une sécurité économique, un pouvoir d'influence et un potentiel de génération de revenus futurs qui justifient sa taxation.

D'un point de vue philosophique, cet impôt s'inscrit dans une conception rawlsienne de la justice distributive. John Rawls, dans sa “Théorie de la justice”, suggérait qu'un impôt annuel sur le capital pouvait être préférable aux droits de succession pour réguler les inégalités patrimoniales tout en préservant une incitation à l'épargne. Cette approche rejoint les préoccupations contemporaines sur la reproduction intergénérationnelle des inégalités.

Techniquement, l'impôt sur la fortune se caractérise par plusieurs paramètres : un seuil d'assujettissement (patrimoine minimum taxable), un barème progressif ou proportionnel, et des modalités d'évaluation des actifs qui constituent souvent la dimension la plus complexe de sa mise en œuvre. Certains pays prévoient également des mécanismes de plafonnement pour éviter que l'addition de l'impôt sur le revenu et de l'impôt sur la fortune n'excède un certain pourcentage des revenus du contribuable.

 

 

Les enjeux contemporains de l'impôt sur la fortune

Au cœur des débats fiscaux contemporains, l'impôt sur la fortune cristallise plusieurs enjeux fondamentaux qui dépassent la seule question du rendement budgétaire.

Le premier enjeu concerne la justice fiscale dans sa dimension verticale. Les statistiques sur la concentration patrimoniale sont éloquentes : dans la plupart des pays de l'OCDE, les 10% les plus riches possèdent entre 50% et 70% du patrimoine national, tandis que les 50% les moins fortunés en détiennent moins de 5%.

Cette asymétrie est encore plus marquée que celle des revenus. Or, les systèmes fiscaux traditionnels, centrés sur l'impôt sur le revenu, peinent à capter cette richesse patrimoniale, notamment lorsqu'elle prend la forme de plus-values latentes ou d'actifs peu productifs de revenus déclarés. L'impôt sur la fortune apparaît alors comme un correctif nécessaire pour assurer une réelle progressivité du système fiscal global.

Le deuxième enjeu porte sur la mobilisation des ressources fiscales dans un contexte de contraintes budgétaires accrues. Les États font face à des besoins croissants en matière de santé, d'éducation, de transition écologique et de protection sociale, tandis que la mondialisation et la concurrence fiscale exercent une pression à la baisse sur les taux d'imposition. L'impôt sur la fortune offre théoriquement une base fiscale difficile à délocaliser – le patrimoine immobilier notamment – et pourrait constituer une source de financement complémentaire significative.

Un troisième enjeu, souvent sous-estimé, concerne l'efficacité allocative du capital. Certains économistes avancent qu'un impôt modéré sur la fortune incite les détenteurs de patrimoine à rechercher des rendements plus élevés, favorisant ainsi une allocation plus productive du capital. À l'inverse, l'absence de taxation du patrimoine peut encourager des stratégies patrimoniales défensives, privilégiant la rente à l'investissement entrepreneurial. Cette hypothèse, bien que controversée, mérite d'être considérée dans l'analyse coût-bénéfice de l'instrument.

Enfin, l'enjeu démocratique ne peut être ignoré. La concentration extrême de richesse soulève des questions sur le pouvoir d'influence politique et économique. Un impôt sur la fortune, au-delà de son rendement fiscal, possède une dimension symbolique forte : il affirme le principe selon lequel aucune accumulation de richesse n'échappe à la solidarité nationale.

Avantages et inconvénients : un débat structuré

Arguments favorables

Les partisans de l'impôt sur la fortune avancent plusieurs arguments robustes. Sur le plan de l'équité horizontale, cet impôt traite de manière similaire des contribuables ayant la même capacité contributive globale, qu'ils tirent leurs ressources du travail ou du patrimoine. Deux individus disposant du même patrimoine net supportent la même charge fiscale, indépendamment de la manière dont ce patrimoine a été constitué ou des flux de revenus qu'il génère annuellement.

L'argument redistributif constitue le pilier central de la défense de cet impôt. Les recettes générées peuvent financer des politiques publiques réduisant les inégalités : investissements dans l'éducation, services publics de qualité, transferts sociaux. Dans les pays où il existe, l'impôt sur la fortune contribue, certes modestement mais significativement, à réduire le coefficient de Gini après impôts et transferts.

Un avantage technique souvent mentionné concerne la complémentarité avec l'impôt sur le revenu. L'impôt sur la fortune permet de capter une partie de la richesse qui échappe à l'impôt sur le revenu : plus-values latentes, patrimoine hérité ou acquis dans le passé, revenus sous-déclarés. Il constitue ainsi un filet de sécurité anti-évasion, rendant plus difficile l'optimisation fiscale agressive.

Enfin, sur le plan macroéconomique, certains modèles suggèrent qu'un impôt modéré sur la fortune pourrait réduire les bulles spéculatives, notamment immobilières, en augmentant le coût de détention d'actifs improductifs.

Critiques et limites

Les critiques de l'impôt sur la fortune sont tout aussi structurées et méritent une attention sérieuse. L'objection la plus fréquemment formulée concerne le risque d'évasion fiscale et d'expatriation des contribuables fortunés. Dans un monde globalisé où la mobilité du capital et des personnes s'est considérablement accrue, les détenteurs de patrimoine peuvent relocaliser leurs actifs ou leur résidence fiscale vers des juridictions plus clémentes. L'expérience française a montré que certaines grandes fortunes avaient quitté le pays suite à l'alourdissement de l'ISF, même si l'ampleur réelle du phénomène reste débattue.

La complexité administrative représente un défi majeur. L'évaluation précise et régulière de patrimoines diversifiés (entreprises non cotées, œuvres d'art, biens immobiliers atypiques) mobilise des ressources administratives considérables. Les coûts de conformité pour les contribuables et les coûts de contrôle pour l'administration peuvent absorber une part significative du rendement de l'impôt.

L'argument de la double imposition est également invoqué : le patrimoine taxé a généralement été constitué à partir de revenus déjà imposés. Taxer annuellement ce stock de richesse reviendrait à imposer deux fois la même matière fiscale. Cette critique, bien que techniquement contestable – l'impôt sur la fortune taxe le stock tandis que l'impôt sur le revenu taxe le flux –, possède une certaine force intuitive.

Sur le plan économique, les effets sur l'épargne et l'investissement suscitent des inquiétudes légitimes. Un impôt trop élevé pourrait décourager l'accumulation de capital, pénaliser l'entrepreneuriat et freiner l'investissement productif, avec des conséquences négatives sur la croissance à long terme. Les études empiriques sur ces effets produisent toutefois des résultats contrastés, suggérant que l'impact dépend fortement du design de l'impôt et du contexte institutionnel.

Enfin, le rendement fiscal s'avère souvent décevant. Dans les pays qui l'appliquaient, l'impôt sur la fortune ne représentait généralement qu'entre 0,2% et 2% des recettes fiscales totales, un montant modeste au regard de la complexité de sa gestion et des controverses qu'il suscite.

Panorama des expériences internationales

Pays maintenant l'impôt sur la fortune

En 2025, seuls trois pays de l'OCDE conservent un impôt sur la fortune généralisé : la Suisse, la Norvège et l'Espagne, chacun avec des modalités distinctes.

La Suisse présente un cas particulier puisque l'impôt sur la fortune relève de la compétence cantonale. Les 26 cantons appliquent des taux et des seuils différents, créant une concurrence fiscale interne. Les taux varient généralement entre 0,3% et 1% pour les patrimoines les plus élevés.

Ce système décentralisé permet une certaine adaptation aux réalités locales, mais génère également des stratégies d'optimisation par le choix de la résidence. Malgré cet impôt, la Suisse reste une destination attractive pour les grandes fortunes, suggérant que d'autres facteurs (stabilité politique, qualité de vie, secret bancaire assouplisseur) compensent largement la charge fiscale.

La Norvège maintient un impôt sur la fortune (formuesskatt) avec un seuil relativement bas et un taux modéré de 0,95% pour les patrimoines dépassant environ 170 000 euros. L'intégration dans un système fiscal global cohérent, avec des mécanismes anti-évasion robustes et une culture de civisme fiscal développée, explique en partie la pérennité de cet instrument. Les recettes représentent environ 1,1% du PIB, un niveau significatif qui contribue au financement du généreux État-providence norvégien.

L'Espagne a réintroduit temporairement l'impôt sur le patrimoine en 2011, puis l'a maintenu avec des variations régionales importantes. Les communautés autonomes disposent d'une marge de manœuvre pour moduler les taux et accorder des exemptions. Cette hétérogénéité territoriale crée des disparités significatives, Madrid ayant par exemple appliqué une exonération quasi-totale tandis que la Catalogne maintient des taux substantiels.

Les abandons successifs : leçons et enseignements

Entre 1990 et 2005, une douzaine de pays européens ont supprimé leur impôt sur la fortune : l'Autriche (1994), le Danemark (1995), les Pays-Bas (2001), la Finlande, l'Islande et le Luxembourg (2006), la Suède (2007), et l'Allemagne dont la Cour constitutionnelle a invalidé l'impôt en 1997. La France a remplacé son ISF par l'IFI (Impôt sur la Fortune Immobilière) en 2018, ne taxant plus que le patrimoine immobilier.

Ces abandons partagent plusieurs constats communs. Le premier concerne le ratio coût-bénéfice défavorable : les recettes modestes ne justifiaient pas la lourdeur administrative et les tensions politiques générées. En Suède, par exemple, l'impôt ne rapportait que 0,15% du PIB avant sa suppression.

Le deuxième facteur porte sur la mobilité accrue du capital et des personnes dans l'espace européen. La libre circulation instaurée par l'Union européenne a facilité les stratégies d'évitement, rendant l'impôt moins efficace et potentiellement contre-productif en termes d'attractivité territoriale. Le cas suédois est illustratif : plusieurs entrepreneurs de renom (dont le fondateur d'IKEA) avaient relocalisé leur résidence fiscale, privant le pays non seulement de recettes fiscales mais aussi d'investissements et d'emplois.

Troisièmement, les difficultés pratiques d'évaluation se sont révélées persistantes. L'estimation des actifs illiquides, la fluctuation des valeurs boursières, et les possibilités de minoration des valeurs déclarées ont sapé l'équité et l'efficacité de l'impôt.

Les analyses post-suppression révèlent des résultats nuancés. Dans certains cas (Suède, Danemark), la suppression a effectivement coïncidé avec un retour de capitaux et une amélioration de l'investissement entrepreneurial. Dans d'autres (Allemagne), les effets ont été peu perceptibles. Ces divergences suggèrent que le contexte institutionnel et la structure économique nationale jouent un rôle déterminant.

L'expérience tunisienne et les perspectives d'approfondissement : entre ambition et réalité

La Tunisie n'est plus dans une situation hypothétique concernant l'impôt sur la fortune. Depuis trois ans, le pays a franchi le pas en adoptant un impôt sur la fortune immobilière, suivant ainsi une trajectoire similaire à celle de la France avec son IFI.

Cette expérience en cours offre un terrain d'observation privilégié pour évaluer la faisabilité et la pertinence d'une telle mesure dans le contexte tunisien, tout en soulevant des questions cruciales sur son élargissement potentiel et son efficacité réelle.

L'impôt sur la fortune immobilière tunisien : un bilan préliminaire incomplet

L'absence d'évaluation formelle trois ans après l'instauration de cet impôt constitue en soi un signal d'alarme. Dans toute démarche de politique publique, l'évaluation systématique permet d'identifier les dysfonctionnements, d'ajuster les paramètres et de légitimer la mesure par la preuve de son efficacité. Cette lacune évaluative suggère un manque de rigueur dans le suivi des politiques fiscales et une approche purement  idéologique qui s'appuie sur les avantages hypothétiques de cet impôt en termes de justice fiscale.

Les premiers constats empiriques révèlent des difficultés d'application significatives qui compromettent l'équité et l'efficacité de l'instrument. Le fait que l'impôt n'ait pas été généralisé à l'ensemble des contribuables théoriquement éligibles soulève un problème fondamental de violation du principe d'égalité devant l'impôt, pilier de tout système fiscal moderne.

Cette application sélective peut résulter de plusieurs facteurs : insuffisance des moyens de l'administration fiscale pour recenser exhaustivement les patrimoines immobiliers, difficulté à évaluer certains types de biens (terrains agricoles, biens situés dans des zones non cadastrées), ou encore résistance de certaines catégories de contribuables notamment ceux qui réussissent à se maintenir dans la clandestinité fiscale.

Cette non-généralisation crée une double injustice. D'une part, elle pénalise les contribuables de bonne foi, dont le patrimoine immobilier est facilement identifiable, tandis que d'autres évoluant dans le marché parallèle échappent encore une fois au prélèvement. D'autre part, elle sape la légitimité même de l'impôt en alimentant un sentiment d'arbitraire et en renforçant la perception d'un système fiscal à deux vitesses. Dans le contexte post-révolutionnaire tunisien, où les attentes en matière de justice fiscale sont particulièrement élevées, cet échec partiel représente un coût politique et social considérable.

Les difficultés d'application révèlent également les faiblesses structurelles de l'administration fiscale tunisienne. L'évaluation des biens immobiliers requiert des compétences techniques spécifiques, des bases de données fiables et régulièrement mises à jour, ainsi que des procédures standardisées. Le fait que ces obstacles n'aient pas été anticipés et surmontés suggère une sous-estimation de la complexité inhérente à ce type d'imposition.

Évasion fiscale et contraintes de change : un équilibre précaire

La situation tunisienne présente une configuration particulière concernant la mobilité du capital. Contrairement aux pays européens où la libre circulation des capitaux facilite les stratégies d'évasion légale, la Tunisie maintient un régime de contrôle des changes qui limite théoriquement les transferts de capitaux vers l'étranger. Cette contrainte réglementaire pourrait, en principe, réduire les risques de fuite de capitaux suite à l'instauration ou à l'élargissement d'un impôt sur la fortune.

Toutefois, cette protection réglementaire ne doit pas créer d'illusion sur l'effectivité du contrôle. La réglementation de change, aussi stricte soit-elle sur le papier, se heurte à des réalités pratiques qui en limitent l'efficacité. Les manœuvres illégales de fuite de capitaux existent et pourraient même se renforcer face à une pression fiscale accrue.

L'instauration ou l'alourdissement d'un impôt sur la fortune pourrait paradoxalement accroître ces pratiques illégales. Lorsque les voies légales de protection du patrimoine sont fermées, les contribuables fortement taxés peuvent être tentés d'emprunter des chemins illégaux, particulièrement s'ils perçoivent l'impôt comme confiscatoire ou inéquitable.

Cette situation crée un dilemme pour les autorités tunisiennes : le contrôle des changes offre une protection contre l'évasion fiscale légale mais peut également piéger les capitaux domestiques et décourager les investissements étrangers, tout en étant partiellement contournable par des moyens illégaux. L'équilibre est délicat et requiert une approche coordonnée entre politique fiscale, réglementation de change et lutte contre la corruption.

Enjeux techniques pour un élargissement de l'impôt sur la fortune

Si la Tunisie envisageait d'étendre l'impôt sur la fortune au-delà du seul patrimoine immobilier, plusieurs questions techniques cruciales devraient être résolues pour éviter de reproduire ou d'amplifier les problèmes déjà constatés.

Le plafonnement par rapport aux revenus annuels constitue un mécanisme de sauvegarde essentiel. Sans plafond, un contribuable possédant un patrimoine important mais générant peu de revenus (par exemple, une personne retraitée ayant hérité de biens immobiliers) pourrait se trouver dans l'incapacité de payer l'impôt sans vendre une partie de son patrimoine. Ce phénomène, qualifié d'effet confiscatoire, a été l'un des défauts majeurs de l'ISF français qui prévoyait certes un plafonnement, mais avec des modalités complexes et contestées.

La règle généralement préconisée limite la somme de l'impôt sur le revenu et de l'impôt sur la fortune à un pourcentage des revenus annuels, typiquement entre 70% et 80%. Ce mécanisme protège contre l'effet confiscatoire tout en maintenant une contribution substantielle. Pour la Tunisie, l'instauration d'un tel plafond serait indispensable, mais soulève une question subsidiaire : comment traiter les contribuables qui sous-déclarent volontairement leurs revenus ? Le plafonnement ne doit pas devenir une incitation perverse à la dissimulation de revenus.

La définition de l'assiette représente un défi technique majeur qui détermine l'équité et l'efficacité de l'impôt. Deux situations particulièrement complexes méritent une attention spécifique.

La question des actifs non productifs soulève un dilemme philosophique et pratique. Faut-il taxer de la même manière un patrimoine immobilier productif (immeubles locatifs générant des revenus) et un patrimoine improductif (résidences secondaires inoccupées, terrains en friche) ? D'un côté, l'argument de la capacité contributive suggère que le patrimoine improductif, ne générant aucun revenu, devrait être taxé plus légèrement ou bénéficier d'un abattement.

De l'autre, une logique d'efficacité allocative plaide pour une taxation plus lourde des actifs improductifs afin d'inciter à une meilleure utilisation du capital. Cette seconde approche, plus audacieuse, pourrait encourager la mise en location de biens vacants ou la cession de terrains inexploités, contribuant ainsi à une meilleure allocation des ressources.

Le cas des participations dans des sociétés déficitaires illustre une autre complexité. Un actionnaire détenant des parts significatives dans une entreprise structurellement déficitaire possède certes un patrimoine (les titres de participation) mais sans revenus, voire avec des pertes. Taxer ces participations reviendrait à alourdir la situation d'un contribuable déjà en difficulté.

Plusieurs solutions sont envisageables : exclure ces participations de l'assiette tant que la société est déficitaire, prévoir un abattement substantiel, ou permettre un report d'imposition jusqu'au retour à la rentabilité. Chaque option présente des avantages et des risques d'abus (création artificielle de déficits pour échapper à l'impôt).

Cohérence avec l'architecture fiscale et les politiques d'incitation

Un impôt sur la fortune élargi ne peut être conçu dans un vide institutionnel. Il doit s'articuler harmonieusement avec l'ensemble du système fiscal tunisien et, particulièrement, avec les mécanismes d'incitation existants qui visent des objectifs de politique économique légitimes.

La Tunisie a développé au fil des années un arsenal d'incitations fiscales visant à orienter l'épargne et l'investissement vers des secteurs ou des territoires prioritaires. Les investissements dans les zones de développement régional bénéficient d'avantages fiscaux destinés à réduire les disparités territoriales, objectif fondamental depuis la révolution de 2011. Les comptes épargne en actions (CEA) et les contrats d'assurance-vie bénéficient également de régimes fiscaux favorables pour encourager l'épargne longue et le financement de l'économie.

L'instauration d'un impôt sur la fortune touchant indistinctement tous les actifs entrerait en contradiction avec ces dispositifs incitatifs. Un contribuable qui aurait répondu aux encouragements de l'État en investissant dans une zone de développement prioritaire ou en plaçant son épargne sur un CEA se verrait paradoxalement pénalisé par l'impôt sur la fortune, annulant partiellement ou totalement les avantages fiscaux initialement accordés. Cette incohérence saperait la crédibilité de la politique fiscale et l'efficacité des incitations.

Plusieurs voies de réconciliation existent. La première consiste à exclure totalement de l'assiette de l'impôt sur la fortune les actifs bénéficiant d'incitations fiscales pour objectifs de politique publique. Cette option, la plus simple, garantit la cohérence mais réduit significativement l'assiette et crée des opportunités d'optimisation fiscale.

Une deuxième approche, plus nuancée, prévoit des abattements substantiels pour ces catégories d'actifs, plutôt qu'une exonération totale. Par exemple, un abattement de 75% sur la valeur des investissements en zones de développement régional permettrait de maintenir un signal incitatif tout en préservant partiellement l'assiette de l'impôt sur la fortune.

Une troisième voie, plus sophistiquée, consisterait à moduler le taux d'imposition en fonction de la nature des actifs, avec des taux réduits pour les investissements prioritaires. Cette approche, bien qu'offrant une grande flexibilité, accroît considérablement la complexité du système.

Le choix entre ces options dépend de l'arbitrage entre simplicité, cohérence des politiques publiques, et préservation de l'assiette fiscale. L'expérience internationale suggère que la multiplication des exceptions et des régimes dérogatoires, bien qu'apparaissant comme des compromis raisonnables, finit par créer un système fiscal incompréhensible, inéquitable et propice à l'optimisation agressive.

Vers une réforme fiscale globale : l'impôt sur la fortune comme composante d'un ensemble cohérent

Les difficultés rencontrées dans l'application de l'impôt sur la fortune immobilière et les défis posés par son éventuel élargissement révèlent une vérité plus profonde : aucun instrument fiscal ne peut réussir isolément dans un système fiscal globalement affaibli. La Tunisie se trouve à un carrefour où une réforme fiscale globale apparaît non plus comme une option souhaitable mais comme une nécessité impérieuse.

Cette réforme doit poursuivre plusieurs objectifs interconnectés. Premièrement, élargir l'assiette fiscale pour plus d'inclusion de l'économie informelle.

Deuxièmement, simplifier le système fiscal en réduisant le nombre de taxes, en harmonisant les régimes, et en rendant les obligations fiscales compréhensibles pour le contribuable moyen. La complexité actuelle, résultat de décennies d'accumulation de mesures disparates, favorise l'évasion involontaire et rend impossible un contrôle efficace.

Troisièmement, moderniser l'administration fiscale par des investissements massifs dans les systèmes d'information, la formation des agents, et l'amélioration des procédures.

Quatrièmement, renforcer la justice fiscale non seulement par la progressivité des taux mais aussi par l'effectivité du contrôle et de la sanction.

Cinquièmement: Repenser le système fiscal dans un logique d'alignement stratégique avec la vision Tunisie 2035, intégrant ainsi les objectifs de transition écologique et numérique; et dans une logique d'efficacité en annulant ou regroupant les impôts et taxes à faible rendement qui alourdissent le système inutilement.

Dans ce cadre rénové, l'impôt sur la fortune trouverait sa place comme un élément parmi d'autres d'un système fiscal équitable et efficace, et non comme un symbole isolé de justice fiscale dont l'échec pratique nourrit le cynisme.

Conclusion

L'impôt sur la fortune, loin d'être une simple question technique, cristallise les tensions fondamentales entre justice fiscale, efficacité économique et faisabilité administrative dans un monde globalisé. L'analyse théorique révèle un instrument potentiellement puissant pour réduire les inégalités patrimoniales et compléter l'imposition des revenus. Les expériences internationales montrent toutefois que cette promesse se heurte à des obstacles pratiques considérables qui ont conduit la majorité des pays développés à l'abandonner.

Le cas tunisien offre un éclairage particulièrement instructif sur ces tensions. L'adoption d'un impôt sur la fortune immobilière il y a trois ans, loin de constituer une réussite, illustre les périls d'une ambition fiscale déconnectée des capacités administratives réelles. L'application sélective de cet impôt, violant le principe d'égalité devant l'impôt, transforme un instrument de justice fiscale en source d'iniquité supplémentaire. L'absence d'évaluation formelle après trois ans d'application témoigne d'une gouvernance fiscale défaillante où les mesures sont adoptées sans mécanisme rigoureux de suivi et d'ajustement.

Cette expérience peu concluante devrait inciter à la prudence concernant tout élargissement de l'impôt au-delà du patrimoine immobilier. Les défis techniques identifiés – définition de l'assiette incluant les actifs non productifs et les participations dans des sociétés déficitaires, articulation avec les mécanismes d'incitation existants, plafonnement par rapport aux revenus – requièrent une sophistication administrative que la Tunisie ne possède pas encore. Le contexte de contrôle des changes, bien qu'offrant une protection théorique contre la fuite légale des capitaux, ne prévient pas les manœuvres illégales d'évasion qui pourraient même s'intensifier face à une pression fiscale accrue.

Plus fondamentalement, l'impôt sur la fortune ne peut réussir que s'il s'inscrit dans une réforme fiscale globale et cohérente. Vouloir instaurer un impôt complexe sur un système fiscal déjà dysfonctionnel, marqué par l'évasion massive, la complexité réglementaire et les faiblesses administratives, revient à construire un étage supplémentaire sur des fondations fragiles. La priorité tunisienne devrait porter sur des chantiers plus fondamentaux : intégration de l'économie informelle, modernisation de l'administration fiscale, simplification du système fiscal, et renforcement effectif des contrôles et des sanctions.

Dans ce contexte, la recommandation la plus pragmatique pour la Tunisie serait de suspendre tout projet d'élargissement de l'impôt sur la fortune et de concentrer les ressources sur trois axes prioritaires :

Premièrement, mener une évaluation rigoureuse et transparente de l'impôt sur la fortune immobilière existant. Cette évaluation devrait quantifier précisément les recettes générées, identifier les facteurs de non-application, mesurer les coûts administratifs, et analyser les effets redistributifs réels. Ce diagnostic honnête fournirait une base factuelle pour décider soit d'améliorer cet impôt, soit de le réformer substantiellement, soit même de l'abandonner si le ratio coût-bénéfice s'avère défavorable.

Deuxièmement, investir massivement dans la modernisation de l'administration fiscale : développement d'un système d'information intégré permettant le croisement des données, formation approfondie des agents aux techniques d'évaluation patrimoniale, numérisation des procédures, et renforcement des capacités de contrôle. Sans ces prérequis, tout impôt sur la fortune, quel que soit son design théorique, échouera dans son application.

Troisièmement, lancer une réforme fiscale d'ensemble avec une vision stratégique à moyen terme. Cette réforme devrait reposer sur quelques principes directeurs : élargissement de l'assiette plutôt qu'augmentation des taux, simplification plutôt qu'accumulation de mesures, effectivité du contrôle plutôt que sévérité théorique des sanctions, et cohérence entre les différents instruments fiscaux et les objectifs de politique économique.

L'impôt sur la fortune, dans sa conception actuelle en Tunisie, illustre une tentation récurrente dans les pays émergents : adopter des instruments fiscaux sophistiqués issus des démocraties avancées sans disposer des conditions institutionnelles et administratives de leur succès. Cette transplantation institutionnelle hâtive produit souvent des résultats décevants qui discréditent l'idée de justice fiscale au lieu de la servir.

La véritable justice fiscale pour la Tunisie ne passera pas par l'ajout de nouvelles couches de complexité fiscale, mais par la construction patiente d'un système fiscal simple, compréhensible, effectivement appliqué à tous, et administré avec compétence et intégrité. Dans un tel système assaini, la question d'un impôt sur la fortune pourrait être reposée sur des bases saines. Mais dans le contexte actuel, cet impôt risque de rester ce qu'il est aujourd'hui : une promesse symbolique de justice fiscale qui, dans sa mise en œuvre défaillante, produit l'effet inverse de celui recherché.

L'expérience internationale enseigne une leçon essentielle : un mauvais impôt sur la fortune est pire que pas d'impôt sur la fortune du tout. Il génère de l'injustice par son application inégale, il consomme des ressources administratives rares qui seraient mieux employées ailleurs, il alimente le cynisme envers le système fiscal, et il peut même encourager l'évasion fiscale en créant un sentiment d'arbitraire.

La Tunisie ferait preuve de maturité politique en reconnaissant que, dans les circonstances présentes, la poursuite de cette voie constituerait une erreur stratégique. La justice fiscale se construit sur la durée, par des réformes structurelles profondes, et non par des mesures symboliques mal exécutées.​​​​​​​​​​​​​​​​

 


  
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