Sidi Ould Tah, candidat à la présidence de la BAD : ‘’Nous avons une opportunité de faire de la BAD un outil fédérateur des forces économiques du continent et une force de négociation à l'échelle internationale’’

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Sidi Ould Tah, candidat à la présidence de la BAD :

Nous avons une opportunité de faire de la BAD un outil fédérateur des forces économiques du continent et une force de négociation à l'échelle internationale

En prélude à l'élection à la présidence de la Banque africaine de développement (BAD), Sidi Ould Tah dévoile, en exclusivité pour Sika Finance, une vision audacieuse et structurée : décupler les capacités de financement de la BAD, bâtir une architecture financière panafricaine intégrée, et accélérer l'industrialisation du continent tout en maîtrisant la transition énergétique. Fort de son expérience à la BADEA et au sein du gouvernement mauritanien, il expose les leviers concrets d'une transformation profonde, portée par l'innovation, la mobilisation des ressources africaines et un sens aigu du pragmatisme économique. Une ambition à la hauteur des défis du continent.

Vous avez évoqué votre ambition de multiplier par dix les capacités de financement de la Banque africaine de développement. En prenant le niveau actuel de 10 milliards de dollars, cela représenterait une projection vers 100 milliards. Pourriez-vous nous détailler les leviers innovants que vous envisagez de mobiliser pour concrétiser une telle montée en puissance ?

Il s'agit là d'une question particulièrement pertinente. Plusieurs leviers peuvent en effet être mobilisés pour atteindre l'objectif ambitieux de multiplier par dix les capacités de financement de la Banque africaine de développement.

Premièrement, il convient d'optimiser le bilan de la Banque. Une étude menée par un groupe d'experts dans le cadre du G20 a révélé que les banques multilatérales de développement, dans leur ensemble, n'exploitent pas pleinement leur capacité bilancielle. En prenant davantage de risques mesurés, ces institutions pourraient mobiliser des ressources supplémentaires sur les marchés de capitaux et ainsi accroître leur soutien aux pays bénéficiaires.

Les fonds de pension africains totalisent plus de 2 000 milliards de dollars, dont une partie significative pourrait être orientée vers des projets de développement structurants, s'ils bénéficient d'un niveau suffisant de sécurisation.

Deuxièmement, il existe une forte liquidité chez de nombreux investisseurs institutionnels, tant en Afrique qu'à l'international, qui ne trouvent pas toujours les conditions adéquates pour investir sur le continent. Grâce à son excellente notation financière et à sa crédibilité, la BAD est bien positionnée pour instaurer des mécanismes de garantie innovants, capables d'attirer ces capitaux. À titre d'exemple, les fonds de pension africains totalisent plus de 2 000 milliards de dollars, dont une partie significative pourrait être orientée vers des projets de développement structurants, s'ils bénéficient d'un niveau suffisant de sécurisation.

Dans cette même logique, les fonds souverains, qu'ils soient africains ou issus des pays du Golfe, représentent une autre source de financement majeure. Nombre d'entre eux cherchent activement à investir en Afrique mais demeurent freinés par la perception du risque. Une collaboration structurée avec la BAD, associée à la création d'une agence africaine de garantie de risque, permettrait de mieux canaliser ces investissements vers le continent.

Troisièmement, la diaspora africaine constitue un potentiel sous-exploité. Si elle transfère chaque année des milliards de dollars à titre personnel, ses investissements productifs restent encore marginaux. Il est donc essentiel de concevoir des instruments financiers adaptés, qui permettent aux membres de la diaspora de mobiliser leur épargne dans des conditions sécurisées, tout en participant au financement des infrastructures et du secteur privé africain, notamment les PME.

Par ailleurs, le cofinancement offre des perspectives particulièrement prometteuses. À la BADEA (Banque arabe de développement économique en Afrique), par exemple, chaque dollar investi par la Banque permettait de mobiliser quatre à cinq dollars supplémentaires auprès des autres fonds arabes. Ce modèle peut être répliqué à plus grande échelle, d'autant que ces fonds ont annoncé en novembre 2023 un engagement potentiel de 50 milliards de dollars en faveur de l'Afrique. Une BAD plus agile et crédible pourrait non seulement sécuriser cet engagement, mais aussi en faire levier pour aller encore plus loin.

Enfin, des partenariats renforcés avec les bailleurs bilatéraux et multilatéraux comme l'AFD, la BII, la KfW permettraient également de démultiplier les effets des ressources propres de la Banque. Ce type d'alliance, notamment en faveur du secteur privé, est indispensable pour structurer un financement à la hauteur des ambitions du continent.

Il est également envisageable de renforcer les mécanismes de financement en collaboration avec les États-Unis. Bien que la nouvelle administration ait revu à la baisse sa contribution au Fonds africain de développement, elle a parallèlement accru les ressources allouées à l'International Development Corporation (IDC), l'instrument dédié au soutien du secteur privé américain. Ce contexte ouvre des perspectives intéressantes pour la mise en place de cofinancements ciblés, au bénéfice du secteur privé africain comme de celui des partenaires internationaux investissant sur le continent.

En combinant ces différentes approches – optimisation du bilan, garanties innovantes, mobilisation de l'épargne institutionnelle et diasporique, cofinancement stratégique – la BAD pourra véritablement transformer un dollar de ressources propres en dix dollars d'investissement en Afrique.

Le deuxième point concerne un décalage souvent observé entre l'approbation des financements et leur décaissement effectif. En tant que futur président de la BAD, quelles mesures concrètes envisagez-vous de mettre en place pour garantir que les ressources approuvées soient rapidement et pleinement mobilisées au profit des pays bénéficiaires ?

Il s'agit d'une problématique à laquelle j'ai été confronté à plusieurs reprises, d'abord en tant que membre du gouvernement mauritanien, puis à mon arrivée à la BADEA. À l'époque, nous constations – tout comme nos partenaires techniques et financiers – d'importants retards dans l'exécution des projets. Nous avons donc engagé un travail collectif pour améliorer la performance des dispositifs de mise en œuvre, ce qui nous a permis d'accroître significativement la capacité d'absorption du pays.

À la BADEA, j'ai retrouvé des défis similaires : lenteurs dans l'exécution, retards dans les décaissements. Il a d'abord été nécessaire de renforcer les capacités des unités d'exécution des projets, qui sont les premiers acteurs opérationnels. Nous avons mis en place des sessions de formation, ainsi que des cadres d'échange impliquant les différents acteurs – spécialistes des marchés publics, experts en décaissement, juristes, équipes opérationnelles et administrations bénéficiaires – afin d'identifier les points de blocage et d'y apporter des solutions concrètes et coordonnées.

À la BADEA, par exemple, nous avons engagé une réingénierie des processus opérationnels (business process reengineering) afin d'optimiser les procédures d'approbation, de décaissement et de non-objection. Cela a consisté à supprimer les étapes redondantes ou non essentielles, tout en favorisant l'exécution parallèle des tâches plutôt qu'une approche séquentielle classique.

Ensuite, nous avons engagé une réingénierie des processus opérationnels (business process reengineering) afin d'optimiser les procédures d'approbation, de décaissement et de non-objection. Cela a consisté à supprimer les étapes redondantes ou non essentielles, tout en favorisant l'exécution parallèle des tâches plutôt qu'une approche séquentielle classique. Par exemple, nous avons mis fin à la pratique où les ingénieurs attendaient que les économistes terminent leur analyse, et les juristes à leur tour attendaient la validation technique. Désormais, les différentes expertises collaborent de manière simultanée, ce qui permet de réduire considérablement les délais.

Par ailleurs, nous avons introduit une approche innovante, celle du ‘'early procurement process'', ou processus de passation de marché anticipé. Concrètement, dès l'approbation d'une requête de financement, nous engageons la procédure de passation des marchés, tout en intégrant une clause spécifique stipulant que si l'accord de prêt n'est pas signé ou ratifié, l'autorité contractante se réserve le droit d'annuler la procédure. Cela nous permet de faire avancer en parallèle les processus juridiques et techniques, de manière à ce que, dès la ratification obtenue, les premiers décaissements puissent intervenir sans délai, les prestataires ayant déjà été sélectionnés.

L'ensemble de ces leviers – renforcement des capacités, simplification des processus, anticipation des procédures – constitue un socle stratégique robuste pour accélérer la mise en œuvre effective des financements et renforcer l'impact des projets sur le terrain.

Vous avez évoqué la nécessité de refonder l'architecture financière africaine afin de mobiliser davantage de ressources au service des économies du continent. Dans cette perspective, envisagez-vous la création d'un grand marché financier africain intégré, capable de canaliser efficacement l'épargne régionale et internationale vers le financement à long terme des États africains ?

Absolument. La réforme de l'architecture financière africaine part d'un constat clair : une fragmentation des acteurs et une absence de coordination efficace entre les institutions existantes. Aujourd'hui, plusieurs entités travaillent de manière isolée, sans réelle synergie. Prenons l'exemple de l'Afreximbank, pourtant créée à l'origine par la Banque africaine de développement (BAD), mais qui opère désormais de façon totalement indépendante, sans collaboration structurée avec cette dernière. De même, l'Africa Finance Corporation (AFC), qui joue un rôle similaire à celui de l'IFC au sein du groupe Banque mondiale, ne fait pas partie intégrante du groupe BAD, ce qui limite les synergies potentielles.

Il existe ainsi un réel besoin de consolidation et de coordination. Plusieurs institutions poursuivent des missions similaires, engendrant des duplications dans certains pays, tandis que d'autres restent totalement non desservis. C'est notamment le cas des mécanismes de garantie tels que la FSA, le FAGACE ou encore l'AIGF, qui se superposent dans certains États, alors que d'autres n'ont accès à aucun dispositif de ce type. Une harmonisation s'impose.

L'un des chantiers prioritaires consistera, dès les cent premiers jours, à convoquer l'ensemble des parties prenantes de l'architecture financière continentale pour initier un dialogue franc et constructif. Objectifs : clarifier les rôles, renforcer les complémentarités, éliminer les doublons, harmoniser les procédures, consolider les moyens, développer des cofinancements, et mettre en place une feuille de route pour bâtir un écosystème financier africain plus cohérent, plus robuste et mieux aligné sur les priorités du continent.

Un autre défi réside dans la sous-capitalisation chronique de nombreuses institutions africaines de développement. Pour leur permettre de prendre des risques à la hauteur des besoins du continent, un renforcement significatif de leurs fonds propres est indispensable.

Par ailleurs, il est impératif de structurer une véritable architecture boursière africaine, capable de soutenir le financement du secteur privé, mais également de fournir des mécanismes de stabilisation financière en réponse à des chocs exogènes. Cela suppose une coopération étroite entre les places boursières régionales, une amélioration des dispositifs de régulation, et un approfondissement des marchés des capitaux. Si des zones comme l'UEMOA, avec la BRVM, ont enregistré des avancées notables, d'autres régions du continent restent en retrait. L'Afrique du Sud concentre encore l'essentiel de la capitalisation boursière du continent, ce qui souligne l'urgence d'une répartition plus équilibrée et inclusive.

Une réflexion s'impose également sur la question des financements en monnaies locales. Le projet PAPSS, initié par Afreximbank, constitue un pas en avant. Il permet par exemple à un fournisseur en Gambie d'émettre une facture en dalasi, réglée en kwacha par un client au Malawi. Ce type de mécanisme ouvre la voie à une véritable intégration financière africaine.

Enfin, l'un des chantiers prioritaires consistera, dès les cent premiers jours, à convoquer l'ensemble des parties prenantes de l'architecture financière continentale pour initier un dialogue franc et constructif. Objectifs : clarifier les rôles, renforcer les complémentarités, éliminer les doublons, harmoniser les procédures, consolider les moyens, développer des cofinancements, et mettre en place une feuille de route pour bâtir un écosystème financier africain plus cohérent, plus robuste et mieux aligné sur les priorités du continent.

Comment envisagez-vous de concilier l'impératif de l'industrialisation du continent africain avec les exigences croissantes de la transition énergétique et des engagements climatiques mondiaux ?

C'est une question tout à fait pertinente. L'Afrique se distingue en effet par l'abondance et la diversité de ses ressources énergétiques. Cette richesse varie selon les régions et les pays, mais elle constitue un atout stratégique majeur pour le continent.

Sur le plan hydroélectrique, des pays comme la République Démocratique du Congo tirent déjà près de 90% de leur production d'électricité de l'énergie hydraulique, et ce, sans même avoir encore exploité le plein potentiel du site d'Inga, dont les capacités pourraient, à terme, alimenter une grande partie du continent africain. Dans le bassin du fleuve Sénégal, plusieurs barrages qui produisent suffisamment d'électricité, auxquels il faut ajouter les barrages de Manantali à Nouakchott et Félou au Mali.

L'Afrique dispose donc d'un mix énergétique diversifié et prometteur. Le véritable enjeu réside aujourd'hui dans l'accès à une énergie abordable, condition sine qua non pour accélérer le processus d'industrialisation du continent. Il est donc légitime que l'Afrique mobilise toutes ses ressources disponibles, y compris le gaz naturel – abondant notamment au Nigéria, au Mozambique et en Afrique de l'Ouest – pour produire une électricité compétitive.

L'énergie solaire occupe également une place croissante. À Nouakchott, par exemple, deux centrales solaires sont déjà opérationnelles et participent activement à l'alimentation électrique de la ville. Ce modèle se répand à travers de nombreux pays africains. Il convient par ailleurs de mentionner l'initiative ‘'Desert to Power'' de la Banque africaine de développement, qui vise à tirer parti de l'ensoleillement exceptionnel du Sahel pour produire une énergie propre et durable.

L'éolien est aussi en développement. Toujours en Mauritanie, un champ éolien est en activité au sud de la capitale, et un autre site de 100 MW, situé plus au nord, est connecté au réseau de Nouakchott. À l'est du continent, certains pays comme le Kenya, l'Éthiopie ou le Djibouti exploitent avec succès la géothermie pour produire de l'électricité.

L'Afrique dispose donc d'un mix énergétique diversifié et prometteur. Le véritable enjeu réside aujourd'hui dans l'accès à une énergie abordable, condition sine qua non pour accélérer le processus d'industrialisation du continent. Il est donc légitime que l'Afrique mobilise toutes ses ressources disponibles, y compris le gaz naturel – abondant notamment au Nigéria, au Mozambique et en Afrique de l'Ouest – pour produire une électricité compétitive.

Il est important de rappeler que l'Afrique ne représente qu'environ 3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, tout en jouant un rôle majeur dans la séquestration du carbone grâce à ses écosystèmes, notamment le bassin du Congo. En ce sens, on peut considérer que l'Afrique a déjà atteint, dans une certaine mesure, la neutralité carbone.

Dans ce contexte, il ne serait pas justifié de restreindre l'usage par l'Afrique de ses ressources énergétiques, alors même qu'elles sont cruciales pour son développement industriel et économique.

Quel est votre dernier mot ?

Je suis convaincu que nous avons l'opportunité de faire de la Banque africaine de développement un instrument fédérateur des forces économiques du continent, ainsi qu'un acteur stratégique capable de peser dans les négociations économiques et financières à l'échelle internationale. C'est la vision que je porte pour la Banque, et je crois fermement qu'elle est à notre portée.

Envoyé spécial à Nouakchott, Mauritanie

Dr Ange Ponou

Publié le 08/05/25 08:54

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