Ghislaine Samaké, DG Ecobank Guinée-Bissau et Franck Kié, Fondateur Ciberobs/CAF : ‘’Pour bâtir un numérique africain inclusif et souverain, il faut dépasser l’expérimentation et investir dans des solutions structurantes’’

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Ghislaine Samaké, DG d'Ecobank Guinée-Bissau et Franck Kié, fondateur de Ciberobs et Commissaire général du Cyber Africa Forum:

Pour bâtir un numérique africain accessible, inclusif et souverain, il est temps de dépasser l'expérimentation et d'investir dans des solutions structurantes, pensées par et pour le continent.

À l'approche du Cyber Africa Forum 2025, prévu les 24 et 25 juin à Cotonou, deux figures majeures de la transformation digitale du continent livrent une réflexion stratégique sur les leviers à actionner pour construire un écosystème technologique solide, souverain et créateur de valeur. Ghislaine Samaké, Directrice Générale d'Ecobank Guinée-Bissau, et Franck Kié, fondateur de Ciberobs et Commissaire général du Cyber Africa Forum, partagent ici leur vision d'un numérique africain au service du développement, de l'inclusion financière et de la sécurité. Dans cet échange à deux voix, ils abordent sans détour les enjeux cruciaux liés au financement des infrastructures, à la formation des talents, à l'intelligence artificielle, et à la nécessaire coopération entre banques, startups, États et investisseurs.

Vous êtes tous deux engagés depuis plusieurs années dans la transformation numérique du continent, à travers des voies différentes mais complémentaires. Pouvez-vous revenir tous les deux sur les grandes étapes de votre parcours et sur ce qui guide aujourd'hui votre engagement pour un numérique inclusif et stratégique en Afrique ? 

Ce que je défends, c'est un numérique qui rend la finance plus accessible, plus inclusive et plus souveraine.

Ghislaine SamakéJe suis au service du Groupe Ecobank depuis plus de 17 ans, à travers des fonctions stratégiques en Afrique de l'Ouest et en Europe. Ce parcours m'a permis de vivre de l'intérieur la montée en puissance d'un modèle bancaire profondément engagé dans la transformation numérique, bien avant que cela ne devienne une tendance.

Depuis 2020, en tant que Directrice Générale d'Ecobank Guinée-Bissau, j'ai mis cette vision en œuvre avec une intensité particulière, dans un pays où le taux de bancarisation reste faible. En quatre ans, nous avons doublé notre base clientèle, atteint 41% de part de marché afférente, et converti plus de 85% des transactions vers les canaux digitaux.  Ce que je défends, c'est un numérique qui rend la finance plus accessible, plus inclusive et plus souveraine.

Franck Kié : Mon engagement dans le numérique est né d'un constat clair : l'Afrique ne pourra pleinement tirer parti de son potentiel sans infrastructures numériques solides et sans une prise en compte sérieuse des enjeux de cybersécurité.

C'est ce qui m'a conduit à fonder et à diriger Ciberobs Consulting, un cabinet de conseil spécialisé dans l'accompagnement des institutions publiques et privées sur leurs stratégies de cybersécurité, de gouvernance des données et de développement numérique. J'ai également lancé Ciberobs – Make Africa Safe, une initiative panafricaine de veille et de sensibilisation aux risques cyber, qui agit comme passerelle entre les acteurs du secteur et les décideurs.

Ce qui me guide, ce n'est pas la tendance, mais l'urgence de bâtir un numérique africain fiable, sécurisé et au service du développement économique et social

En tant que Commissaire général du Cyber Africa Forum, je porte depuis plusieurs années une ambition claire : structurer un espace de dialogue de haut niveau sur les politiques numériques africaines, en mettant l'accent sur la sécurité, la souveraineté technologique et la coopération régionale. Ce qui me guide, ce n'est pas la tendance, mais l'urgence de bâtir un numérique africain fiable, sécurisé et au service du développement économique et social.

Monsieur Kié, vous êtes au cœur des grandes dynamiques numériques du continent. Quels sont, selon vous, les principaux enjeux technologiques pour l'Afrique aujourd'hui – notamment autour de l'intelligence artificielle – et comment ces mutations vont-elles transformer en profondeur l'économie et la société africaines dans les années à venir ? 

Être au cœur des dynamiques numériques africaines me permet de mesurer, au quotidien, l'ampleur des transformations en cours, mais aussi l'ampleur des défis. Le premier enjeu, à mes yeux, reste la cybersécurité. Nos économies sont de plus en plus digitalisées, mais aussi de plus en plus exposées : en 2023, les pertes liées à la cybercriminalité en Afrique ont été estimées à 4 milliards de dollars, avec un volume d'attaques supérieur à la moyenne mondiale. C'est un sujet critique, non seulement pour la stabilité des États, mais aussi pour la confiance des citoyens et des entreprises dans le numérique.

Face à cela, nous devons investir massivement dans nos infrastructures stratégiques, comme les data centers, afin de réduire notre dépendance extérieure. Mais il est tout aussi urgent de former et retenir nos talents. Aujourd'hui, l'Afrique fait face à une pénurie criante de compétences en cybersécurité, dans un contexte mondial où un million de postes restent non pourvus.

L'IA peut transformer profondément nos administrations, nos entreprises, notre accès à la santé ou à l'éducation – avec un potentiel de création de valeur estimé à 1 200 milliards de dollars d'ici 2030

L'autre mutation majeure concerne l'intelligence artificielle, qui est à la fois un levier puissant d'accélération et une source de nouvelles vulnérabilités. L'IA peut transformer profondément nos administrations, nos entreprises, notre accès à la santé ou à l'éducation – avec un potentiel de création de valeur estimé à 1 200 milliards de dollars d'ici 2030. Mais elle pose aussi des défis considérables : en facilitant des attaques comme les deepfakes ou le phishing automatisé, elle devient un outil redoutable pour les cybercriminels.

Ces mutations vont redessiner les contours de notre économie et de nos sociétés. Le numérique représente déjà un moteur de croissance structurant, avec une économie digitale africaine projetée à 712 milliards de dollars à l'horizon 2050. Pour que cette transformation soit une opportunité réelle, il nous faut une prise de conscience collective, une volonté politique forte, des coopérations public-privé efficaces, et surtout une approche ancrée dans nos réalités,y compris linguistiques et culturelles, pour bâtir un écosystème numérique souverain, sécurisé, et pensé par et pour les Africains.

Madame Samaké, Monsieur Kié, alors que le financement du secteur technologique reste encore limité dans de nombreux pays africains malgré des besoins importants, quelles sont selon vous les principales barrières à lever ? Et comment vos deux secteurs — bancaire et numérique — pourraient-ils mieux coopérer pour structurer des synergies durables en faveur de la tech africaine, notamment à travers les infrastructures et l'inclusion financière ? 

Ghislaine Samaké: Le principal obstacle est la perception d'un risque élevé : la structuration financière et juridique est primordiale. Chez Ecobank, nous proposons un accompagnement complet via le Fintech Fellowship, combinant financement, mentoring et accès à notre réseau API et sandbox.  Nous couvrons à la fois la dimension startup-tech et l'infrastructure bancaire ; et croyons à un modèle où la banque devient une plateforme pour faire émerger des solutions utiles, viables et scalables.

Franck Kié: Je partage pleinement l'analyse de Ghislaine. Du point de vue de l'écosystème numérique, l'un des freins majeurs reste la fragmentation des initiatives, l'insuffisance de structuration locale, et un déficit de confiance des investisseurs face à des environnements parfois jugés instables ou peu lisibles.

Nous devons bâtir un cadre de confiance autour des projets technologiques, en renforçant la gouvernance numérique, la protection des données et la cybersécurité dès la conception des plateformes. Trop souvent, ces sujets sont abordés après coup, ce qui fragilise les modèles économiques des startups et freine les levées de fonds.

Il ne s'agit plus de tester des solutions, mais de co-construire des écosystèmes viables et souverains, capables de créer de la valeur durablement sur le continent

La collaboration avec le secteur bancaire est essentielle : la tech ne peut pas se développer sans financements adaptés, ni sans infrastructures fiables. De notre côté, nous pouvons apporter de la lisibilité sur les risques technologiques, accompagner les fintechs dans la mise en conformité, et favoriser l'émergence de hubs digitaux sécurisés et interconnectés.

J'appelle à des partenariats structurants entre banques, opérateurs tech et autorités publiques, pour soutenir des projets d'infrastructure (data centers, cloud souverain, backbone régional), mais aussi pour élargir l'inclusion financière via des outils numériques pensés pour nos réalités locales. Il ne s'agit plus de tester des solutions, mais de co-construire des écosystèmes viables et souverains, capables de créer de la valeur durablement sur le continent.

Face à des besoins particulièrement criants en matière d'infrastructures stratégiques (data centers, connectivité réseau, centres de formation tech), quels sont, selon vous, les segments prioritaires à financer en urgence pour renforcer le dynamisme et la compétitivité du secteur tech en Afrique ? 

Ghislaine SamakéTrois priorités s'imposent : Les infrastructures (data centers, cloud souverain, cybersécurité) ;Les plateformes publiques-privées d'interopérabilité pour échanges de données et réglementation digitale ;La formation des talents en IA, finance digitale, cybersécurité et data science pour professionnaliser le secteur. Sans ces fondations, aucun écosystème tech durable ne peut émerger.

Comment mieux structurer les coopérations entre les gouvernements, les institutions financières et les acteurs privés pour faire émerger un écosystème technologique solide et souverain sur le continent ? 

Ghislaine SamakéIl faut passer des coalitions de principe à des mécanismes concrets de financement croisé. Des fonds mixtes associant État, banques, régulateurs et incubateurs peuvent donner corps à des hubs technologiques régionaux. Le CAF 2025 est un cadre idéal pour initier ces convergences. Je suis convaincu que pour faire émerger un écosystème technologique solide et souverain en Afrique, nous devons aller au-delà des déclarations d'intention et mettre en place des alliances opérationnelles, pilotées par des objectifs clairs et mesurables.

''Mon message est simple : le temps de l'expérimentation est révolu, place à l'investissement structurant.''

 

 

Franck Kié: Du côté des gouvernements, cela passe par la mise en place de cadres réglementaires stables, de politiques d'achat public orientées vers les solutions locales, et d'une volonté affirmée de soutenir l'innovation locale, y compris par la commande publique. Les institutions financières, quant à elles, doivent jouer un rôle d'amplificateur, en soutenant les projets structurants et en assumant une part du risque, notamment via des mécanismes de garantie ou de co-financement.

En tant qu'acteur privé, je crois à la co-construction : les initiatives comme le Cyber Africa Forum, que j'ai l'honneur de piloter, montrent que lorsque les bons acteurs sont autour de la table (États, entreprises, bailleurs, experts) des feuilles de route concrètes peuvent émerger. Mais cela suppose aussi de changer de méthode, en intégrant plus fortement les réalités terrain, en valorisant les talents africains et en créant des passerelles entre les hubs de compétence à travers le continent.

On observe une montée en puissance des start-up africaines, mais peu accèdent à des financements à la hauteur de leur potentiel. Comment les partenariats public-privé peuvent-ils aider à faire émerger de véritables champions technologiques africains ? 

Ghislaine SamakéNous devons industrialiser des parcours de croissance : incubation, mentorat, structuration financière, gouvernance, levée de fonds, expansion.  Les banques, en partenariat avec les États et les bailleurs, peuvent construire ce continuum de financement. Cela existe dans d'autres régions du monde, l'Afrique – qui ne manque ni de talents ni d'opportunités - n'est pas une exception.  Il faut juste qu'elle implémente le bon modèle.

Si vous aviez un message à adresser aux décideurs africains, aux investisseurs et aux partenaires internationaux présents au Cyber Africa Forum 2025, quel appel formuleriez-vous pour mobiliser davantage d'enveloppes en faveur du développement technologique du continent ? 

Investissons dans la tech comme levier de transformation économique, sociale et souveraine

Ghislaine Samaké : Investissons dans la tech comme levier de transformation économique, sociale et souveraine. Le continent regorge de talents, d'idées et de marchés. Il manque encore trop souvent l'alignement entre volonté politique, capacité d'exécution et mécanismes de financement ciblés. Le CAF doit nous permettre de franchir ce cap.

Mon message est simple : le temps de l'expérimentation est révolu, place à l'investissement structurant

Franck KiéMon message est simple : le temps de l'expérimentation est révolu, place à l'investissement structurant. L'Afrique n'a pas besoin de solutions importées, mais de partenaires engagés à ses côtés pour co-construire un avenir numérique à la hauteur de ses ambitions.

Aux décideurs africains, je dirais : créez les conditions de la confiance : cela passe par la stabilité réglementaire, la protection des données, et la promotion de champions locaux. Aux investisseurs : regardez l'Afrique non pas comme un terrain à défricher, mais comme un vivier d'opportunités stratégiques, avec un retour sur impact immense. Aux partenaires internationaux : sortons des logiques court-termistes pour bâtir ensemble des infrastructures, des talents, et des écosystèmes durables.

Le Cyber Africa Forum 2025, qui se tiendra les 24 et 25 juin à Cotonou, est une plateforme idéale pour enclencher cette dynamique. Il est temps de poser les bases d'un pacte de confiance technologique, où financement, sécurité et innovation se renforcent mutuellement, pour que le numérique devienne un moteur réel de souveraineté et de compétitivité africaine.

La Rédaction

Publié le 20/06/25 15:34

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